La donnée, nouvel actif stratégique de l’organisation
« La donnée constitue aujourd’hui un actif de l’entreprise au même titre que son patrimoine immobilier au sens où elle a une valeur économique positive, c’est-à-dire générant une ressource que l’entité contrôle du fait d’événements passés et dont cette entité attend un avantage économique futur. »
La donnée a une valeur économique positive
La connaissance client devient un actif stratégique de l’entreprise. La valorisation d’une entreprise ayant placé la donnée au centre de son modèle économique est supérieure aux actifs tangibles à son bilan. A titre d’exemple le Groupe Accor est valorisé à 11,72 Md€, Airbnb est valorisé en mars 2017, lors de sa dernière levée de fonds, à 29,31 Md€, soit 2,5 fois la valeur du Groupe d’Accor, alors que contrairement à celui-ci, il ne possède pas le moindre patrimoine hôtelier. Le ratio de la valorisation rapportée à la valeur des actifs est de 3,14 pour LinkedIn, ou 6,5 pour Facebook, il est à 0,3 pour Carrefour, et de 0,03 pour BNP Paribas.
L’exemple d’Amazon est lui aussi flagrant. Cloud, hardware, (e-)commerce, solutions publicitaires, programme de fidélité Prime… Combien vaut chacun de ces pans de l’activité d’Amazon ? En novembre 2018, Morgan Stanley avait estimé l’ensemble à environ 1 000 milliards de dollars : 600 milliards pour le (e-)commerce, 270 milliards pour le cloud, 70 milliards pour Prime et 55 milliards pour le reste. Or, Amazon dispose des données des consommateurs sur tous les types de biens, du vestimentaire à l’alimentaire en passant par la culture ou les loisirs. D’Alexa à notre frigo ou paire de chaussettes, Amazon connaît les moindres détails des modes de consommation en temps réel. Amazon est la deuxième entreprise américaine cotée en Bourse* à franchir ce cap symbolique. Apple avait été la première, le 2 août 2018.
Aujourd’hui, la valeur de ces entreprises ne découle plus de leurs outils industriels, de leurs actifs matériels ou de leur rentabilité, mais bien de la force de la relation installée avec ses clients. Cette relation, plus ou moins intime, repose sur l’empathie, les émotions, et surtout l’expérience utilisateur.
La valeur estimée d’une entreprise ne réside pas dans la valeur de ses actifs mais dans l’optimisation de ces derniers. Un modèle d’affaires data-centric accroît très nettement les niveaux de valorisation habituels et démontrent d’une anticipation d’un gain économique futur extrêmement important.
Accroître la valorisation d’une entreprise grâce à la donnée, n’en fait pas un actif au sens d’un élément produisant un avantage économique futur. En revanche, la valeur nécessaire d’actifs pour générer 1€ de revenu décroît pour les entreprises data centric : 26,33€ pour Linkedin, 16,78€ pour Facebook, alors qu’il faut 34,20€ d’actifs pour Carrefour et 344,8€ d’actif pour BNP Paribas pour générer un euro de revenus.
Une externalité résulte du fait qu’une activité économique crée un effet externe en procurant à autrui, sans contrepartie monétaire, une utilité ou un avantage de façon gratuite, ou au contraire une nuisance, un dommage sans compensation. Ainsi, les données générées et partagées gratuitement (open source), représentent une externalité positive pour des tiers. Les agences de notations des entreprises sont de plus en plus enclines à évaluer les organisations selon leurs externalités positives ou négatives, ce qui donne de l’importance à une éventuelle mise à disposition de données.
LES MODELES CONTRIBUTEURS AU BILAN
Dans le bilan de l’entreprise, la donnée est valorisée selon des normes qui lui sont propres, et permet de calculer une valorisation d’une entreprise lorsque celle-ci est mise en vente ou fusionnée.
VALORISATION DES DONNEES SUR LE BILAN COMPTABLE
En tant que telles, les données ne sont pas enregistrées dans la comptabilité de l’entreprise car il n’existe à ce jour aucune méthode comptable définie pour les traiter. Les spécificités de la donnée vont à l’encontre des principes de valorisation des actifs classiques.
Trois principes différencient les données d’un actif classique :
- Le principe transactionnel : la donnée n’est pas contrainte par des limites transactionnelles. Contrairement à un actif immobilier ou matériel la même donnée peut être utilisée par plusieurs personnes simultanément et pour des usages différents.
- Le principe d’appréciation : la donnée n’est pas un actif qui se déprécie comptablement selon une logique d’amortissement. En capitalisant sur le principe transactionnel, la réutilisation de la donnée permet à cet actif de s’apprécier dans le temps.
- Le principe de reproduction à coût nul : l’exploitation des données requiert des investissements massifs, mais le coût de production marginal d’une donnée est quasi-nul puisqu’une donnée numérisée est reproductible à l’infini.
VALORISATION DES DONNEES EN M&A
La valorisation financière des données n’intervient qu’au moment de la cession d’une entreprise : par exemple, dans le bilan d’une holding vendant une filiale ou dans le bilan de l’entreprise qui se porte acquéreur.
L’INPI reconnaît que les normes comptables et fiscales sont relativement floues concernant la valeur attribuée aux données dans le bilan de l’entreprise. En l’absence de législation claire sur la valeur de l’actif donnée et uniquement dans le cadre d’un M&A, elle propose de se référer aux conditions définies dans la norme ISO-10668 sur les exigences monétaires pour l’évaluation d’une marque, qui stipule que :
« […] pour la réalisation de l’évaluation monétaire d’une marque, les paramètres financiers, mercatiques (marketing) et juridiques doivent être pris en compte simultanément, lesdits paramètres faisant partie intégrante de l’évaluation globale. L’évaluation monétaire d’une marque doit être réalisée sur la base des résultats obtenus à partir de l’analyse des aspects financiers, mercatiques (marketing) et juridiques. »
Cette norme ISO-10668 définit trois méthodes d’évaluation principales de la valeur d’une marque :
- La méthode basée sur le marché, dite des « transactions comparables », qui consiste à comparer les ventes de l’entreprise avec les prix, coûts et volumes vendus d’un produit similaire sans marque pour estimer la part des bénéfices imputable à la marque.
- La méthode basée sur les coûts, qui consiste à évaluer les coûts historiques engagés pour la création de la marque ou à estimer ceux qui seraient nécessaires pour développer un actif similaire.
- La méthode basée sur les revenus, dans laquelle on prend en compte les revenus attendus produits par l’actif sur le restant de sa durée de vie.
Pourtant, aucune de ces trois méthodes de valorisation n’est considérée comme totalement satisfaisante car l’actif n’est que partiellement valorisé. Une marque ou une donnée ne peut pas être évaluée de manière isolée car elle est dépendante de l’écosystème créé par l’ensemble des éléments de son modèle économique. En situation de M&A, les composantes de cet écosystème font alors l’objet d’analyses qualitatives et quantitatives qui viennent compléter ces méthodes de valorisation et permettent d’ajuster la valeur conférée aux actifs intangibles.
L’impact monétaire de la donnée n’est donc pas directement visible sur le bilan d’une entreprise. Ses effets se ressentent surtout au niveau du compte de résultat.
LES MODELES CONTRIBUTEURS DU COMPTE DE RESULTAT
LE MODELE FREEMIUM ET LE MODELE BIFACE
Freemium est une contraction de « free » et « premium », qui désigne un modèle de revenus proposant un ensemble de services gratuits et une formule payante, permettant d’accéder à des fonctionnalités et services supplémentaires comme le font LinkedIn ou Amazon.
Le modèle Freemium implique d’attirer dans un premier temps le maximum d’utilisateurs grâce à la gratuité pour augmenter l’effet de réseau. La loi de Metcalf (Robert Metcalf est à l’origine de la création du protocole Ethernet) postule que l’utilité d’un réseau est proportionnelle au carré du nombre de ses utilisateurs.
Dans le cas des réseaux sociaux, ces effets sont directement visibles : plus il y a de membres inscrits sur un réseau (tel que LinkedIn), plus l’utilité de cet outil augmente, et plus la valeur économique de connexion au réseau augmente également, justifiant le tarif premium souscrit majoritairement par les recruteurs.
Les deux catégories d’utilisateurs dans un modèle freemium étant interdépendants on estime que la valeur d’un membre gratuit équivaut à 15 et 25% de celle d’un membre premium.
Ce modèle est également dit biface car il induit la réutilisation des données personnelles des utilisateurs gratuits : « si c’est gratuit, vous êtes le produit » dit-on aujourd’hui. Par exemple, Facebook a développé un service en BtoB parallèlement à celui en BtoC bien connu. Il s’agit de mettre en place un système de réseau social interne d’entreprise, jouant le rôle d’intranet. Il permet le partage et la diffusion d’informations, la création et l’animation de communautés centrées sur les sujets professionnels ou affinitaires, l’organisation d’événements, etc. Pour l’offre gratuite Workplace Standard, Facebook est le lieu de contrôle des données, mais les employés de l’entreprise sont propriétaires du contenu qu’ils publient et partagent, et les Standards de la communauté de Facebook s’appliquent. Pour l’offre payante Workplace Premium, un administrateur de la communauté gère la communauté tandis que l’entreprise est propriétaire des données et contrôle ces dernières. L’administrateur de la communauté peut modifier, supprimer ou exporter les données à tout moment. Les données sur Workplace sont stockées dans les centres de données de Facebook dans le monde entier. L’entreprise joue un rôle d’intermédiaire entre les utilisateurs et les acteurs auxquels elle revend les données collectées. LinkedIn est sur ce point plus performant que Facebook affichant un revenu moyen par utilisateur de 9.05$ contre 3.92$ pour Facebook. Les data-brokers, ou « courtier de données », sont une nouvelle catégorie d’entreprises née avec le modèle biface. Leur activité comprend l’achat, le traitement et la revente de la donnée à d’autres entreprises, mais ils ne collectent pas eux-mêmes les données. Leur proposition de valeur tient exclusivement sur la valeur ajoutée créée lors du processus de traitement. Les acteurs principaux de ce marché incluent Epsilon, Experian, Acxiom et Exelate.
L’INDIVIDUALISATION DES PRIX ET LE MODELE SERVICIEL
Le second modèle de revenus caractéristique de la donnée est le modèle serviciel, dans lequel l’utilisateur paie exactement ce qu’il consomme d’un produit ou d’un service. Ce modèle dit « Pay-as-you-go » est celui de Blablacar ou des nouvelles offres « Pay-As-You-Drive » des assureurs par exemple.
Ce modèle de revenus s’applique particulièrement bien aux offres de services, qui, grâce aux données collectées sur leurs utilisateurs sont en mesure de dé-segmenter leurs offres et d’adresser des segments individuels de clients grâce à des prix et des fonctionnalités personnalisées. La flexibilisation de l’offre permet à la fois d’améliorer la satisfaction du client, qui a le sentiment de payer le prix juste, ainsi que d’élargir la cible de marché en attirant des clients désintéressés par l’offre à tarif fixe. Dans le cas du modèle « Pay-As-You-Drive » mis en place par Axa un capteur est posé sur les véhicules pour collecter des données de conduites pour ajuster le tarif de l’assurance en fonction de la dangerosité de la conduite.
Ce modèle peut également être adapté à une offre de produits mais il est nécessaire de transformer le produit en un service global. Une tarification est ensuite instaurée en fonction de l’usage du service comprenant le produit. Michelin a réalisé cette transformation sur le marché du pneu pour poids lourd en remplaçant une partie de son activité de vente par une offre de service de pose, maintenance et remplacement des pneus. Ce service est facturé au nombre de kilomètres parcourus. Cette nouvelle tarification permet aux transporteurs de diminuer les frais sur ce poste de dépenses et à Michelin de prendre le contrôle sur le service après-vente, qui était jusqu’à présent souvent confié à un autre prestataire. Grâce au contrôle de l’usure des pneus et au nouveau modèle serviciel, Michelin et parvient à prolonger la durée de vie de ses produits et limite ainsi ses coûts de production.
L’accessibilité de la donnée en temps-réel a fortement contribué au développement de ce modèle qui place l’usage avant la propriété. De plus, cette approche permet de répondre à la demande croissante de personnalisation (voire hyperpersonnalisation, cf Livre blanc Bengslab N°2 : « Les business models de l’hyperpersonnalisation ») de plus en plus répandue dans tous les secteurs.
LE MODELE ECONOMIQUE EVOLUTIF: DE LA DONNEE GRATUITE A LA DONNEE PAYANTE OU VICE VERSA
La tarification de la donnée est potentiellement une stratégie évolutive qui peut conduire une entreprise dans un premier temps à monétiser sa donnée puis à la rendre publique ou inversement.
La transition vers un modèle tarifé se fait quand l’entreprise parvient à créer sur son marché une dépendance à ses données. Ce modèle peut être mis en place quand aucun autre acteur ne peut fournir de données alternatives de la même qualité. Un monopole de fait est alors constitué.
La stratégie inverse consiste à protéger ses données ou ses connaissances dans un premier temps puis à les ouvrir. Cette stratégie est pertinente quand l’entreprise a réussi à dégager un avantage compétitif durable fondé sur d’autres actifs que ses données. Cette stratégie vise surtout à stimuler l’innovation dans l’écosystème de la firme pour augmenter la taille du marché. Un exemple ici est celui de Tesla qui a mis ses brevets en open source afin que ses compétiteurs puissent naitre et faire grandir l’écosystème du véhicule électrique.
On détecte bien une valeur, directement liée au modèle économique d’une entreprise. L’enjeu est alors de maximiser la valeur de la donnée afin d’augmenter les revenus de l’organisation. C’est cette question de la valeur de la donnée que nous traitons dans le chapitre suivant : comment se créé la valeur de la donnée ?
Ces investissements massifs dans le volume et la vitesse de traitement des données, qui représentent des milliards de dollars, sont révélateurs d’une demande forte de la part des grandes entreprises qui cherchent à s’affranchir des contraintes techniques et économiques en confiant le stockage et le traitement de leurs données à des entreprises tierces. Selon l’IDC, le secteur bancaire, les industries manufacturières et le secteur public représentent à eux seuls plus de la moitié de la demande. En France, les dépenses des entreprises françaises en IT ont quasiment atteint les 49 milliards d’euros en 2016. Parmi les dépenses enregistrées, 2.8% concernent les logiciels d’analyse de données, 9.3% les infrastructures de stockage et 52% les services annexes.