Au XX° siècle, le monde se demandait de quoi le futur serait fait. Nous allions créer des technologies qui nous aideraient à nous connecter plus aisément et rapidement, à rassembler tout type d’informations, à cartographier la planète dans tous les sens, à compiler le maximum de connaissances, à créer une relation avec n’importe qui, à n’importe quel moment. Et puis, un réseau instantané est né, où le temps et l’espace se sont retrouvés compressés. Le « temps instantané » !
L’époque actuelle ne connait ni fin, ni milieu, ni commencement.
Dans une économie hyper connectée, derrière l’apparence de l’accès facile et infini, la richesse des données et leurs faibles coûts, se cachent des incohérences, des réticences plus ou moins visibles.
D’où que nous venions, nous sommes tous les enfants d’une multitude d’histoires transmises depuis des millénaires, civilisation par civilisation. Cette construction mentale, rationnelle, nous aide à faire de nos vies, de notre nation, de notre culture, de notre foi une expérience narrative. La capacité à raconter une histoire représente la valeur, le socle de toute notre architecture collective. Instrument fondamental de la pensée, il nous permet non seulement d’expliquer et de comprendre, mais aussi de planifier et de prévoir, de saisir le contexte d’une situation, de s’orienter, de franchir les obstacles, de transmettre un savoir.
Mais à quoi servent nos histoires aujourd’hui, dans un monde qui bouge plus rapidement que la force de chacun à digérer la déferlante des mutations en tous genres. Le sens que nous donnions à la maternité, à la retraite, à la semaine de travail, est impacté de plein fouet par les courriers électroniques, la génétique, les réseaux sociaux. L’examen des circonstances nous donnait la possibilité d’ajuster le fil rouge qui reliait nos histoires les unes avec les autres. Or, le cheminement du héros à travers les périples de la vie se retrouve désormais à la merci d’un écran publicitaire. Alors… Click. On change de chaine ! Nous zappons, non pas seulement par ennui, mais surtout par colère, à la recherche d’une continuité perdue.
Mixant les références aux années 40 (les costumes), 50 (les voitures), 70 (les téléphones), 80 (le night-club retro), Pulp Fiction, de Quentin Tarantino, raconte quatre histoires en même temps. Une vision de la culture en forme d’histoire comprimée.
Le début, le milieu et la fin n’ont plus beaucoup d’importance, ni de signification. Nous passons hors du temps. Le héros de jadis est transformé en individu lambda à la recherche de son identité dans un monde incompréhensible. La fonction médiatique agit donc aujourd’hui comme un gigantesque operating system inconnu de ses acteurs. Pas de place au sentiment, il faut juste arriver à comprendre « comment ça marche », et à résoudre le problème qui vous tombe dessus. La narration disparait au profit d’un puzzle où le jeu consiste à trouver les bonnes interconnections et reconnaitre les modèles fétiches.
Imaginée en 1989, la série des Simpsons a été le précurseur d’un feuilleton où l’histoire n’a absolument aucune importance. Pas de suspense ; mais une série sans fin de clins d’œil complices avec le téléspectateur. Ne pas confondre « Homer » et Homère !
Avec Game of Thrones (créé en 2011) l’écran devient un immense plan de jeu. But de l’opération : garder l’aventure vivante le plus longtemps possible, avec le maximum de fils intriqués les uns avec les autres.
La victoire était une rareté ; une forme de pénurie pour des milliers de joueurs et de sportifs. Aujourd’hui, le jeu n’a ni début ni fin. Plus de frontières ! Et les règles peuvent même changer pendant que vous êtes en train de jouer. Maximiser le plaisir instantané de jouer importe davantage que celui de gagner. Règne de l’improvisation. Quand nous lisons un livre, la meilleure option pour chaque personnage de l’intrigue existe, sauf qu’elle n’est pas révélée. Quand nous jouons à un jeu, ce choix arrive en temps réel et c’est le joueur qui décide… à l’infini.
Comment transmettre la connaissance dans un monde hyper centré sur l’instant et sur soi-même.
Dans le même moment une forme de dissonance apparait, entre nos vies digitales et nos corps analogiques, créatrice de nouvelles formes d’anxiété.
La pendule affichait le temps, le téléphone affiche la tache liée au temps. Les sciences de l’évolution prennent le pas sur l’informatique elle-même. Les chronobiologues nous rapportent des constats étonnants. Exemples : le traitement des cancers par chimiothérapie a de meilleurs effets s’il se passe à certaines heures de la journée plutôt que d’autres. Les femmes qui travaillent la nuit ont 60 % plus de risques de contracter le cancer du sein.
Le corps est constitué d’une multitude d’horloges que la digitalisation vient perturber. Pourquoi faut-il que nous consultions nos mails à peine réveillés, avant même de se laver les dents ? Pourquoi Google, dans son siège social, a-t-il fixé sur la porte des WC un écran qui déroule un programme d’infos quotidien, consultable le temps que vous êtes assis sur le trône ?
La dessaisonalisation est de rigueur, il est instamment demandé à notre biorythme de suivre le mouvement de concentration du temps dans l’espace. Mais la chimie du cerveau n’est pas d’accord ! L’influence des saisons et des phases lunaires sur notre santé et notre performance ne tient plus du folklore. Nos neurotransmetteurs entrent en résistance. Il est difficile de se concentrer sur un objet fixe (son GPS, un livre,…) dans une voiture qui roule à plus de 100 km/h. L’oreille interne constate que nous bougeons alors que nos yeux envoient un message contraire à notre cerveau en affirmant que nous sommes dans un état stationnaire. Les neurologues appellent ce phénomène, un conflit sensoriel.
Les Grecs anciens nous diraient que l’origine de ce trouble vient d’une confusion entre leurs deux définitions du temps que sont chronos et kairos. Chronos incarne le temps chronologique alors que kairos représente le momentum, un instant particulier, une fenêtre d’opportunité crée par les circonstances. C’est la raison pour laquelle nous parlons de technologie asynchrone. En ignorant le kairos et son « arrêt sur image », le temps digitalisé nous offre une métaphore, un simulacre du temps. Perchés et isolés sur nos chronos accélérés, les yeux rivés sur nos écrans nous éprouvons le vertige dû à l’absence du temps contextuel. La compétition pour capter notre attention est générale. Nous voilà donc connectés en permanence mais incapables de réinventer la régulation sociale, de s’engager sur de grands projets collectifs, de sortir de nos tours d’ivoire communautaires. Sauf à se débrancher.
Quelles vont être les conséquences de ce mouvement de fond ? La mort du narratif classique provoquera-t-elle l’apparition d’autres formes de pédagogie, d’autres types de relais ? Certes, l’adaptabilité de l’être humain à surfer sur des systèmes complexes, invisibles et totalement imprévisibles, nous rend optimistes. Le cynisme généralisé, celui qui nous fait régresser ou tourner en rond, n’est pas inéluctable.
Pour beaucoup, il est aisé de penser que tous nos problèmes ne peuvent être résolus. Trop compliqués, ceux-ci demanderaient un niveau d’agrément, de coopération et de coordination qui dépasse la capacité actuelle des hommes à trouver des solutions adaptées. Au lieu de travailler à les résoudre, trop de gens égarés fantasment autour des théories fumeuses sur les complots. Comme si, par crainte d’attaque terroriste sur le gratte-ciel dans lequel nous travaillons, nous nous contentions d’acheter un parachute pour fuir par la baie vitrée, au cas où… Vivement l’apocalypse : « si le feu nucléaire, une pandémie, un astéroïde tue tout le monde, j’en aurai fini avec ma centaine de mails de retard. »
Or, ces incohérences font partie de nos nouvelles existences. L’aspiration provoquée par la magie ascensionnelle du digital nous apporte aussi la formidable opportunité d’inventer d’autres liens qui, autrefois, définissaient le rythme naturel entre biologie et psychologie.
Le temps réel et compressé s’impose désormais dans nos espaces de travail collaboratifs. Conséquences de l’individualisation, ces lieux ouverts à la réflexion et à l’action (innovation en timeboxing, start-up studios, incubateurs, etc…) provoquent aussi des formes nouvelles d’énergie : surprises des contacts, échanges spontanés d’expertises, croisements de réseaux…
Retrouvons une chronobiologie plus en phase avec nos capacités (non illimitées). Ne nous contentons plus de cavaler dans la course à l’information qui vient bousculer en permanence notre curiosité. Veillons à de nouveaux équilibres entre données brutes et intuitions fines. Privilégions aussi la profondeur du contact humain, la respiration, la qualité de nos relations, plutôt que la seule vitesse de réaction ou de production. Profitons de la vie… et faisons fi de toutes ses bizarreries !
Nicolas Rousseaux
En écho à cette chronique, notre recommandation de lecture : « Present Shock – When everything happens now » By Douglas Rushkoff, Current Publisher, New York, 2013
Pourquoi penser « latéralement » ? Pour faire rebondir, tester, découvrir des pistes de solutions improbables ou même inimaginables au premier abord. Via ces regards transverses, ces diagonales et autres miroirs déformants, l’intuition se révèle, la pensée est stimulée, la production d’innovation sort des sentiers battus. Dans nombre de ses interventions, Bengs intègre ces attitudes hors normes. Grand pont ou coup du sombrero, la chronique « Pensée Latérale » vous invite à profiter pleinement de ces gestes surprenants et accélérateurs.